Carnet de route

2023-06-08 Les Papys Grimpeurs à la Brüggligrat
Le 08/06/2023 par Pierre Caron
C’est aujourd’hui le grand jour pour la redoutable équipe sélectionnée par Serge dans le cadre de son projet d’ascension de l’arête sud-ouest de la Brüggli, la Brüggligrat. Pour cette expédition à l’étranger, en Suisse dans le canton de Soleure, Serge a choisi parmi la fine fleur des grimpeurs de Varappe : Jean-Charles le cadet dit « l’homme du sud », Thierry de Bulle mais qui ne se la coince jamais, Pierre B. appelé familièrement « Pépé le rosé frais », notre valeureux chef Serge affublé des superlatifs les plus dithyrambiques et moi-même le fou du prince Serge.
Le long voyage à travers cette riche contrée nous fait prendre conscience de l’insolente réussite économique et technique de nos voisins suisses. Aucun des prestigieux fleurons de l’industrie horlogère helvétique ne nous est épargné. Je jette discrètement un regard sur mon poignet gauche, pas la moindre présence de ces prestigieux garde-temps, véritables emblèmes de la confédération, seulement quelques taches de vieillesse sur le dos de ma main. Ai-je pour autant raté ma vie ? La présence de champs de cerisiers et de merles moqueurs me tire de mes sombres pensées et me laisse espérer.
C’est la fin de la route carrossable, il nous faut partir. J’attends désespérément les porteurs, désabusé je passe les bretelles de mon sac. La marche d’approche est longue et la jungle jurassienne bruit de mille sons inquiétants. Il est trop tard pour renoncer, nous sommes déjà au pied du grand couloir. Une vire oblique nous conduit sur le fil de l’arête. Deux jeunes grimpeurs sont au relai, une pléthore de matériel pend à leurs baudriers tels des pagnes colorés. Trop bien équipés dirait Jean-Marie un vieux briscard de l’Alpe !
Le temps semble arrêté rien ne bouge, tout semble figé. Enfin un des deux grimpeurs se met en mouvement, sa très lente progression témoignerait-elle d’une difficulté extrême ? Tel un interminable chapelet leur longue corde se déroule. L’impatience voire la nervosité gagne notre groupe. Nous sommes si affutés que nos regards acérés dépècent cette maudite cordée. Nous modifions notre encordement pour plus d’efficacité. À peine avons-nous gravi une longueur de 4 que déjà nous buttons contre nos prédécesseurs et découvrons devant eux deux autres cordées de limaçons. En l’absence d’ascension réfugions-nous dans la contemplation. Devant nous une fine et harmonieuse arête semble se perdre dans un ciel constellé de voiles multicolores formant un bouquet changeant. De part et d’autre le vide, mais pas un vide angoissant celui qui nous rappelle que nous sommes bien en train de grimper. Enfin sur notre gauche c’est la longue barre de la Wandflue qui nous domine. Toute progression devient impossible, nous sommes encalminés. Capitaine Serge nous intime l’ordre de jeter l’ancre et d’avancer l’heure du déjeuner. Amarré à un pin rabougri, comme un marin en haut de la vigie, je grignote mon pain.
Pendant notre pause déjeuner les autres cordées n’ont guère progressé, rapidement elles sont rattrapées. L’escalade est plaisante, le cadre idyllique mais cette extrême lenteur gâche quelque peu le plaisir de l’enchainement. La décision est prise, nous allons doubler. Les consignes sont données : plus de relai statique, une progression simultanée corde tendue avec utilisation optimale des possibilités d’assurage naturel.
Une forte odeur de caoutchouc brulé, deux traces noires sur le rocher, Serge s’est lancé. Une violente secousse me tire en avant. Ce n’est plus de la grimpe, c’est la chevauchée des Walkyries, que dis-je le rodéo des crêtes, l’arête est devenue l’échine d’un mustang, le stetson remplacerait avantageusement le casque. Une cordée dépassée par la droite, une autre par la gauche, déjà nous talonnons la troisième à son tour évitée. L’arête s’infléchit, s’élargit, puis se perd dans la forêt.
Paresseusement assis à l’ombre nous attendons l’arrivée de Pierre et Jean-Charles. Notre facétieux chef nous révèle que derrière la végétation se cache un ultime éperon nommé le Zuckerstock et qu’il serait de bon ton que nous y allions. Cerise sur le gâteau c’est par une jolie longueur de 4c, aérienne à souhait que nous concluons notre fabuleuse expédition à la Brüggligrat.
Thierry et Pierre C. étant tributaires d’impératifs horaires, le retard occasionné par la lenteur des autres cordées privent notre joyeuse équipe de sa traditionnelle bière. Crime de lèse-majesté, la prochaine fois que la bande à Sergio sortira, cela ne sera peut-être pas pour grimper mais qui sait pour casser du « djeune ». Merci Serge, merci les potes et sans rancunes les jeunes, ce qui compte ce n’est pas de grimper vite mais de grimper longtemps.
Un boomer en colère.